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Georg Baselitz : l’artiste qui a retourné l’art moderne

Warren Levy art - Georg Baselitz : l’artiste qui a retourné l’art moderne

Georg Baselitz, né Hans-Georg Kern en 1938 en Saxe, est l’une des figures majeures de l’art contemporain allemand. Marqué par la guerre, par la division de l’Allemagne, par les traumatismes historiques mais aussi par un fort désir de rupture esthétique, Baselitz se distingue très tôt dans sa génération en introduisant des gestes radicalement novateurs dans la peinture, la sculpture, le dessin et la gravure. L’idée d’inversion du motif ‒ peindre à l’envers ‒ deviendra l’un de ses actes fondateurs les plus reconnus, redéfinissant la manière de percevoir l’image, la figuration et le visuel.

L’inversion comme geste fondateur

L’inversion apparaît chez Baselitz autour de 1969, dans des œuvres comme Der Wald auf dem Kopf (« La forêt sur la tête »), lorsqu’il décide de représenter ses motifs, souvent des représentations figuratives, mais à l’envers, c’est-à-dire retournés verticalement. Ce geste n’est pas un simple effet visuel, un tour de force formel : il est programmatique. Le but est double :
d’une part, déstabiliser le regard, empêcher la reconnaissance immédiate du sujet, de ses contours narratifs ou iconographiques,
d’autre part, forcer l’attention sur la matérialité de la peinture — la texture, la couleur, la composition, le pinceau —, autrement dit sur les éléments constitutifs du medium lui-même.
Ce geste fondateur marque une rupture avec la tradition figurative attendue et pousse le spectateur à s’interroger : que reste-t-il du motif quand le corps, la figure ou le sujet sont retournés ? Qu’est-ce qui est essentiel dans une peinture : le récit ou la forme, l’icône ou la matérialité ?

Comment cette idée simple a bouleversé la lecture de ses tableaux

L’effet de l’inversion produit plusieurs bouleversements dans la manière de lire une œuvre de Baselitz :
Retournement perceptif : l’œil, habitué à identifier d’abord le motif, doit faire un effort. Cette difficulté invite à regarder autrement, à se concentrer non pas seulement sur « ce que ça représente », mais sur « comment c’est fait ».
Tension entre figuration et abstraction : même inversés, les sujets restent identifiables (figures humaines, paysages, animaux), ce qui crée un paradoxe fécond. On ne sombre jamais dans l’abstraction totale, mais la frontière se floute. On voit le motif, mais on voit aussi la peinture.
Importance de la surface, du geste : la peinture devient un champ visuel où la composition, le tracé, le matériau, les accident des coups de pinceau, des empâtements, la lumière jouant sur la toile, tout cela acquiert une visibilité inhabituelle. L’inversion place ces éléments au-premier plan.
Réinterprétation du sujet, du souvenir, de la mémoire : de nombreux motifs reviennent dans l’œuvre de Baselitz — figures humaines, animaux, scènes de la mémoire personnelle ou collective —, mais l’inversion les transforme, les désosse, les rend ambigus. Elle permet une distance critique, un questionnement sur le temps, le passé, le vieillissement.

L’impact de cette radicalité dans l’histoire de l’art du XXᵉ siècle

Rupture avec la tradition figurative, mais aussi avec l’idée que le « sujet » doit toujours être lisible immédiatement. Baselitz introduit une dialectique entre reconnaissance et étrangeté, qui influencera les générations suivantes.
Contribution au renouveau de la figuration post-abstractionnel : dans l’après-Seconde Guerre mondiale, beaucoup d’artistes s’étaient dirigés vers l’abstraction, le formalisme pur. Baselitz réaffirme la figure, la narration, mais en les remodelant d’une manière radicale, en les tordant. Il fait partie, sans être entièrement classifiable, d’un mouvement plus large (souvent appelé néo-expressionnisme, ou renouveau figuratif) qui cherche à retrouver la puissance expressive de la peinture tout en l’interrogeant.
Redéfinition du regard du spectateur, du rapport à l’image. Baselitz ne veut pas d’un public passif, mais d’un public actif, mis au défi par ce que voit l’œil. Le spectateur doit « remettre à l’endroit » l’image mentalement, ou accepter l’ambiguïté.
Influence esthétique et conceptuelle : les œuvres de Baselitz se retrouvent dans les grandes collections, alimentent les débats critiques, théoriques, l’histoire de l’art consacre le geste comme un des moments charnières entre modernité et postmodernité. Le fait d’utiliser la figure retournée questionne aussi les notions de mémoire, de traumatisme, d’identité culturelle — particulièrement fortes dans le contexte allemand.
Évolution continue : loin de rester figé sur ce geste, Baselitz le développe, le nuance, explore d’autres médiums (sculpture, gravure, dessin), d’autres motifs. Même dans son travail tardif, les thèmes de la vieillesse, de la mémoire personnelle, de la présence/absence, restent en tension avec cette idée de retournement.

Quelques œuvres majeures pour comprendre

Pour un collectionneur, il est utile de connaître certaines œuvres représentatives, montrant comment l’inversion se manifeste, comment elle évolue, et comment elle dialogue avec les motifs et la mémoire.
Der Wald auf dem Kopf (1969) : l’une des premières œuvres totalement inversées, forêt retournée, paysage fragmenté.
Les séries où Baselitz représente lui-même et sa femme Elke, souvent dans des formats inversés ou altérés — ces portraits tardifs sont des dialogues entre mémoire intime et regard historique.
Les motifs récurrents : les animaux (cerfs, chevaux), les oiseaux, parfois l’aigle, reviennent tout au long de sa carrière, toujours soumis à des transformations, à des retournements, à des variations de matériel ou de lumière.

Georg Baselitz occupe une place singulière dans l’histoire de l’art : il ne se contenta pas d’apporter un style nouveau, mais modifia la façon même dont on lit une peinture, dont on engage le regard, dont on conçoit le motif. L’inversion, simple dans le principe mais profond dans ses implications, fait basculer le figuratif, le mémoriel, l’émotif vers un territoire où la forme, le geste, la surface, le doute — tout ceci compte autant que ce qui est représenté.
Pour un collectionneur, Baselitz offre non seulement des images puissantes, mais aussi une logique artistique exigeante, une œuvre en constante évolution, capable de dialoguer avec les maîtres anciens et contemporains, avec l’histoire personnelle et collective. Posséder un Baselitz, c’est prendre part à ce grand dialogue sur ce que la peinture peut être : preuve que le motif ne suffit pas, que le regard peut se retourner, que le temps et la mémoire ne sont jamais fixes.

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